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Le Comte de Monte-Cristo à la Grande Halle de La Villette
Jacques Weber, comédien pas martyr
«C'est le jour ou ma voix m'a trahi que j'ai su que je serais peut-être un véritable acteur»

Après le panache de « Cyrano », les demi-teintes si cruelles de « Deux sur une balançoire », c'est au Comte de Monte-Cristo que Jacques Weber prête aujourd'hui sa dégaine de grand brigand. Et qui s'étonnera en effet qu'Edmond Dantès, l'emmuré vivant du château d'If, le vengeur implacable de Dumas, ait pu tenter ce fou de théâtre, cette bête de scène ? Créé à Nice (où il dirige le Centre national d'Air dramatique), le spectacle est, d'un bout à l'autre, signé Weber : adaptation et mise en scène, en collaboration étroite avec son décorateur-assistant Serge Marzolff. Un an de travail, bercé de Verdi, Bellini «pour trouver le rythme. Comme souvent au XIXe siècle tous les rendez-vous se donnent à l'Opéra. Les loges, la musique ponctuent le livre » ; et l'idée d'un Dantès non plus triomphant et terrible comme le doigt de Dieu mais d'un homme qui a perdu son identité. « Je vais faire hurler les amoureux de Dumas, mais je pense que Monte-Cristo, c'est l'apologie de l'ennui. Tandis que j'écrivais l'adaptation, une phrase me revenait sans cesse : "Je n'ai soif que d'un immense retirement. " » Et cette phrase, il la balance, la laisse flotter un instant, ample et superbe. «Jusqu'alors, on essayait de tirer Dumas vers Balzac ou Zola, de faire de Dantès un destructeur du monde de l'argent, ou l'on mettait l'accent sur le moins intéressant : l'histoire d'amour. Car enfin, sa Mercedes n'était qu'une sous-Bovary !» Il s'emporte, s'enflamme, fait gronder d'un geste les vagues qui battent les murailles du château d'If; «Dantès, on l'a transformé en numéro, mis - quatorze ans ! - dans une tombe, sa jeunesse éteinte, soufflée comme une bougie, son amour bafoué, violenté. Et elle ? dix-huit mois plus tard, elle épouse Fernand !»

Et il faut le voir en effet, silhouette découpée sur le ciel, murmurer en scène : « Quarante-six millions deux cent cinquante mille huit cent cinquante secondes font dix-huit mois. Elle a eu la force d'attendre si longtemps. Dix-huit mois... Quatorze ans... Des poussières dans l'éternité. » Le voir encore, envahi de lassitude mortelle, avec ce geste de la main parfois sur le front, cet humour glacial, ces absences soudaines. Comme si sa vengeance même lui devenait indifférente, comme si, acharné à la perte, il restait, éternellement, le prisonnier numéro 34, à l'écoute de « ces bruits si précis qui donnent au silence des cellules tout son poids de misère et d'abandon ».

« C'est peut-être un héros aussi populaire que Cyrano, mais quand l'un est le théâtre du tout dit, Monte-Cristo me semble être un héros du silence. Il a des moments d'émotion, la musique s'y fait plus légère : "Jamais je ne mange de muscat... "Mais aussitôt, tout se fige, se referme. Et la tragédie bascule, à la mort de l'enfant, du petit Villefort. Sans l'avoir voulu, Dantès, aussi, a tué l'innocence. Vous vous souvenez de ce texte de Beckert : "C'est peut-être moi, ç'a été moi, quelque part ç'a été moi. J'ai voyagé sans le savoir, c'est moi, devant la porte, quelle porte..." A la toute dernière scène, j'essaie d'avoir ce rythme-là. "Je suis le numéro 34, je suis le numéro 34..." » Car au happy-end du feuilletonniste, Weber a préféré clore le spectacle sur la folie de Villefort, sur un Monte-Cristo brisé, repris par les gestes du prisonnier d'autrefois.

Rôle terrible, glacé, tout en distance, en retrait, où parfois seul le regard attire et tient la salle. Bien loin du Cyrano flambant, qu'on ne cesse de coller à ce formidable comédien (l'un des rarissimes prix d'excellence au Conservatoire). Il y connut à Mogador le triomphe. Et l'abîme. « C'était sur une phrase — mais quelle phrase ! "Et j'adresse un défi collectif au parterre" ! — je me reverrais toujours, ce 27 février... en pleine forme, je commence : "Et j'adresse !..." crac, plus rien, la voix brûlée. Et pendant des mois, elle s'est refusée. Il a bien fallu que je me débrouille avec d'autres moyens... Finalement, je sentais que je retrouvais la vérité du rôle. Que ma voix s'était cassée parce qu'elle ne voulait plus mentir, j'ai compris que j'avais joué trop music-hall, que le don de soi total et absolu est le contraire d'un travail artistique. » Un instant, il se tait, passe la main dans ses cheveux. «Sauf de très courts instants, je n'ai jamais eu le sentiment d'être un grand acteur. J'avais une sensation bizarre par fois de forcing, de manque d'authenticité. Et cet "accident" a été la marque, le signe... Ma voix m'a fait comprendre qu'il se pouvait qu'un jour je devienne un véritable acteur...»
NITA ROUSSEAU

La vengeance du marin
« Le Comte de Monte-Cristo », d'après Alexandre Dumas

Lit-on encore « le Comte de Monte-Cristo », le célèbre roman de Dumas qui, plus que « les Trois Mousquetaires », résume les aspirations et les mythes de l'époque romantique : brusque ascension sociale, pouvoir de l'argent, réparation de l'injustice, goût des déguisements ? Pour l'écrire, Dumas s'était inspiré d'un fait divers, trouvé dans les archives de la police.
Le roman-fleuve est aussitôt parodié sous le titre : « le Comte de Monte-Fiasco, ou la Répétition générale d'un drame en trente actes et cent tableaux ». C'est bien ce que fait Dumas lorsqu'en 1848 il adapte « Monte-Cristo » pour le théâtre. Quatre soirées de six heures chacune, qui vont s'étaler trois années durant. Depuis, on en a tiré plus de quarante films. Le premier, de 1907, était américain. Le dernier en date, de Denys de La Patellière (1979), fut une série télévisée, où Jacques Weber jouait déjà le rôle du marin Edmond Dantès qui, injustement mis en prison, hérite d'un trésor fabuleux et, sous des noms d'emprunt, se venge de ses dénonciateurs...
Pour son premier spectacle à la tête du Centre dramatique de Nice, Jacques Weber a fait de nombreuses coupures, n'hésitant pas à supprimer les scènes de prison du château d'If. « Monte-Cristo, dit-il, est un héros silencieux. Parvenir à proposer ce type de jeu dans un spectacle populaire serait magistral... »
Effectivement, il n'y a rien du bric-à-brac romantique dans les décors de Serge Marzolff, créant un univers abstrait, à l'esthétique plus moderne. Mais les costumes, de Pierre Albert, respecteront l'époque où Dumas laissait libre cours à sa folle imagination.

Guy Dumur - Le nouvel observateur 23-29 janvier 1987

Gigantisme et esthétisme dans le sentiment pétrifié

Assurément, la gigantesque machinerie théâtrale réalisée par le Centre dramatique de Nice, pour ce Monte-Cristo, présenté vendredi et samedi sur le grand plateau de la M.C.C., n'aurait pu trouver place sur la scène du théâtre Jean-Dasté !

Le Zorro des salons
Dans l'adaptation du roman d'Alexandre Dumas qu'il a réalisée lui-même, Jacques Weber affirme n'avoir eu « qu'à sculpter la pierre, à tailler les morceaux » de cette oeuvre feuilletonesque où la vengeance prend le nom de justice ! Eminemment populaire, le roman de Dumas met en scène le mythe rassurant des héros-Zorro, celui-ci troquant les grands espaces du Sud, contre les velours cramoisis des salons. A cet Edmond Dantès et à sa rancune incontournable, Weber offre des images et des accents shakespeariens, Dans des décors signés par Serge Marzolff, de magnifiques panneaux mobiles évoquent tour à tour, selon le jeu précis des lumières, les pierres grises de la citadelle du château d'If, les boiseries brunes des salons 19e, ou les murs jaunis d'une auberge. Dans un ballet silencieux, les panneaux s'ouvrent sur des cieux wagnériens où les bleus ont ces teintes d'acier, prémies de tempêtes. D'une véritable ingéniosité, ce décor qui s'ouvre à l'infini, en fenêtres, en trappes, souligne intelligemment le découpage et la mise en scène de Jacques Weber, ponctuée avec lyrisme par une musique symphonique.

Un tableau théâtral
Si parfois, le rythme s'essouffle, apportant à l'histoire, déjà trop connue, quelques plages d'ennuis, l'oeil s'accroche aussitôt au jeu subtil des artifices techniques et à l'indiscutable beauté qu'ils engendrent. Et l'attention se resserre autour de quelques comédiens étonnamment précis, parmi la pléiade d'acteurs qui composent ce tableau théâtral. Sylvie Genty donne à cette Mercedes, qui n'est en fait que la mémoire du coeur, une présence dramatique à la fois intense et raffinée. Roger Dumas est un Baron d'Anglars dynamique et émouvant. Remarquable par l'intelligence de son jeu, Philippe Bouclet clôt superbement la représentation dans un affrontement pathétique entre ce M. de Villefort qu'il incarne et le justicier fatigué, figé dans sa vengeance même, qu'est Edmond Dantès vieillissant. Weber s'est taillé là, sans nul doute, costumes à sa mesure. Superbe d'étrangeté sous la soutane bedonnante de l'abbé Busoni, il apporte par contre, des raideurs volontaires à l'habit de Monte-Cristo. Un Monte-Cristo parfois pesant, plus attentif à l'esthétisme de son personnage dans le paysage de la scène, qu'à la vérité même de ses propos. Mais sans doute, est-ce là la réalité de toute vengeance humaine : une fidélité obstinée à sa propre image, pétrifiant jusqu'aux sentiments eux-mêmes !

Nicole MICHALON