Dès le 1er octobre et jusqu'à la mi-janvier, Jacques Weber sera Arnolphe dans l'Ecole des femmes de Molière, mise en scène par Jean-Luc Boutté, au Théâtre des Arts Hébertot. Il mettra également en scène au TNP, début novembre, Mystification, un montage de textes de Diderot. Ce n'est pas tout ! Il travaille avec Jérôme Savary sur une nouvelle adaptation de La Mégère apprivoisée de Shakespeare. Il "planche" aussi, avec son frère Bernard, sur une adaptation du Banquet de Platon; Il assure la direction du théâtre de Nice, et prend l'avion comme d'autres prennent le RER ! Il lit des pièces, lance de jeu-nes auteurs, comme Arnaud Bédouet. Et comme tout cela ne lui semble pas suffisant, il tourne une série pour Canal Plus, dans laquelle il interprétera le rôle d'un juge chargé des grandes affaires de terrorisme en France. "Et puis, il y a encore d'autres projets", déclare-t-il le plus naturellement du monde !
Comment arrive-t-il à tout faire, cet homme boulimique de rêves à concrétiser, qui aime prendre son temps sans jamais le perdre ? Quel est le parcours de ce combattant aux enthousiasmes juvéniles ; l'itinéraire quo-tidien de cet enfant en rien "gâte" par le succès, qui a su conserver disponi-bilité et simplicité ?
8h : il est l'heure de se lever pour accompagner les enfants à l'école. Même s'il se couche aux aurores, Jacques Weber ne renonce pas à ce petit bonheur : "Et puis c'est une bonne raison pour ne pas rester au pieu jusqu'à midi !" Allez, une bonne tasse de café pour se donner du courage et la petite bande se met en route... !
8h45 : Après avoir déposé les trois p'tits loups, passage obligé à "l'épicerie-miracle", qui fait office de kiosque, bureau de tabac et boulangerie ! Chemin faisant, il ne peut s'empêcher de penser avec nostalgie à la vie de quartier qu'il adorait quand il vivait Porte des Ternes - où il a demeuré 35 ans ! Il appréciait particulièrement de descendre le matin au petit bistrot du coin, de discuter avec les habitués, d'aller acheter la baguette chez le boulanger, les journaux dans un vrai kiosque... Autres temps, autres habitudes ! Aujourd'hui, il vit à Sèvres, loin des "empoisonneurs", et y trouve d'autres plaisirs !
Il sort donc de l'épicerie, bardé de ses journaux, de ses cigarettes (il fume beau coup trop !!!) et de ses croissants (s'il n'est pas au régime !!!).
9h : De retour à ses pénates, Jacques sirote une nouvelle tasse de café, et commence la lecture de ses journaux : L'Equipe, France-Soir, Libération, et une fois par semaine, le Canard enchaîné, L'Evénement du Jeudi, et Le Nouvel Observateur (et Eloges et Loges ? !) : "Il faut se tenir au courant de l'actualité, c'est essentiel ! C'est une façon de préserver et de prétendre à son droit de citoyen. Moi, j'ai la chance d'avoir ce goût-là, d'avoir les moyens de me payer la presse tous les jours et d'avoir le temps de la lire ! Dans ce sens, je suis un privilégié !"
De 10h à 11h : Ça dépend En ce moment, comme il tourne, il essaie de se refaire une santé en courant dans le Parc de Saint-Cloud ou en allant faire de la musculature dans une salle de sport : "Pour jouer Arnolphe et tourner dans la même journée, il faut être très en forme physiquement, sinon, on a toutes les chances de faire une dépression due à une extrême fatigue. C'est ce qui m'est arrivé quand je jouais Cyrano, et je ne veux plus jamais prendre ce risque ! "
De 12h à 20h : Tournage de la série télévisée de six fois une heure et demie, qui passera en janvier sur Canal Plus : Antoine Rive ou le juge du terrorisme : "Entre deux prises, on fait ce qu'on veut, ou plutôt ce qu'on peut !... Je me dis toujours que je vais lire, pour ne pas perdre mon temps; mais je suis comme la plupart des acteurs : entre deux prises je n'arrive pas à me concentrer; alors je "glande" et j'attends en buvant du café, en fumant des clopes, et en me bourrant de petits gâteaux... !" Les jours où il ne tourne pas, il se rend à des déjeuners professionnels, qui se déroulent généralement à la Brasserie de l'Alma, ou bien il mange à toute vitesse, tout en bouquinant des livres qui ont tous un rapport avec son travail et ses rôles. Ensuite vient l'heure des rendez-vous, qu'il aime donner dans des bistrots : "J'adore ces endroits ! J'aime y attendre, et je suis toujours très en avance pour pouvoir observer les gens, tout en pensant à mes personnages : je les fais sortir à volonté de ma boîte crânienne !... En fait le plus gros travail se fait quand je rêve..."
20h : Fin de son tournage. Il quitte Vaucresson, conduit par un chauffeur, via le Théâtre des Arts Hébertot, pour les dernières répétitions de L'Ecole des femmes, qui démarre dans quelques jours : "C'est un vrai bonheur de reprendre cette pièce que l'on a joué à Nice, la saison dernière ! C'est comme si ce temps d'arrêt avait permis au rôle de mûrir... Et puis c'est tellement merveilleux de travailler avec un metteur en scène comme Jean-Luc Boutté. Quand il me dirige, je donne tout, j'accepte tout, parce que j'ai totalement confiance en lui. C'est quelqu'un qui a une véritable éthique, une dignité de pensée, et une exigence formidable !". Les répétitions se poursuivent jusqu'aux environs de minuit.
Quand il joue le soir, Weber arrive très tôt au théâtre, qu'il a besoin de "hanter" !
De 16h à 18h30-19h : il y rôde, répète deux ou trois scènes...
Entre 19h et 19h30 : il essaie de dormir un peu. "Ça, c'est très important pour bien se détendre ! En plus, j'ai la chance de pouvoir m'endormir n'importe où, n'importe quand ! Après il faut réveiller la voix, et tout se met naturellement en place". Lorsqu'il tournera, il dormira dans la voiture, durant le trajet qui le mènera au théâtre : "Et quand je me réveillerai je serai déjà le personnage ! Le passage s'effectue très vite". Cette métamorphose alchimique et brutale, n'est-elle pas en fait l'expression même de son métier ? Dans sa loge, aucune décoration ! Pas d'objets personnels ou de télégrammes accrochés à sa coiffeuse. Ça ressemble plutôt à un vestiaire ! Selon les pièces qu'il joue il va pourtant s'y dérouler un rituel particulier : "Si par exemple, le soir de la Première, je mets mon peignoir à tel moment, ou si je fais pipi dans le lavabo (j'adore faire pipi dans le lavabo !) à tel autre, je referai les mêmes gestes, dans le même ordre, pendant cent représentations !"
2Oh15 : Tel un lion en cage, il tourne en rond sur le plateau : "J'écoute la rumeur, et je peux deviner combien il y a d'enfants !... Les représentations sont particulièrement exténuantes, quand il y a beaucoup de scolaires !... Ce qu'il y a de très difficile à identifier et à contrôler, ce sont les ondes ! C'est très mystérieux, et je me demande toujours, qui commence à être mauvais : les comédiens ou le public ?..." L'histoire de la poule et de l'oeuf quoi !!!
2Oh25 : "C'est le moment que je déteste le plus ! Ces fameuses cinq minutes avant le lever du rideau sont atroces ! D'abord parce que je suis à peu près sûr que l'on ne va pas commencer à l'heure. Et ça me rend furieux ! Et puis c'est le moment où l'on ne sait pas comment cela va démarrer. J'ignore toujours si je vais être en forme ou pas ! On a "rencart" tous les soirs avec le personnage, mais il n'est pas certain qu'il soit là ! Comme une femme qu'on courtise ! Et même s'il est présent, il ne va peut-être pas se montrer aimable... Chaque jour, le personnage se transforme, se renouvelle ! C'est d'ailleurs pour cela que ce n'est pas ennuyeux pour moi de jouer la même pièce pendant un an !"
20h40 : Le rideau se lève... Jacques Weber profitera de l'entracte pour boire deux litres d'eau !
23h : Après deux heures de tension extrême, les saluts et les applaudissements du public sont la récompense suprême ! Dès que le rideau est tombé, sans attendre d'être dans sa loge, il enlève son costume dans l'escalier, avec une rapidité incroyable ! "C'est terrible pour les habilleuses, mais je ne prends pas soin de mes habits de scène. J'ai absolument besoin de me dévêtir dès que la représentation est finie, immédiatement ; je ne sais pas pourquoi ! Se "défroquer" ainsi, est peut-être la meilleure façon de retourner à la réalité !..." Fulgurance... !
23h30 : Arrive le moment savoureux de la soirée le souper an restaurant ! Là se consomme le repos du guerrier qui s'est battu pendant deux heures pour conquérir le public. C'est le point d'orgue d'une journée où, enfin, Weber "tombe la veste", décompresse, et où Jacques, comme un écolier studieux, profite d'une courte récréation, parle, rigole, partage de façon chaleureuse et conviviale un bon gueuleton et les impressions sur la représentation ! Malheureusement, tourner dans la journée et jouer le soir, imposent une grande discipline : "Il faut se ménager. La voix, l'organisme ont besoin de beaucoup de repos... Je crains de devoir, tristement, me contenter à l'avenir de faire un bisou à mes camarades et de rentrer sagement retrouver Morphée !"
Quand il est à Nice, où il passe la moitié de son temps, le rythme de ses journées est encore différent. Il y réside à l'hôtel : "Ça coûte moins cher que de prendre un appartement ; et puis j'ai horreur de faire mon lit ou de préparer mon petit déjeuner quand je suis loin de ma famille !" La majeure partie de son temps, il la passe au théâtre qu'il dirige. On peut l'y trouver de 8h30 le matin, jusqu'à parfois minuit, une heure et même deux heures ! Et dire que ce fou de théâtre a souvent l'impression de traîner, et qu'il va même jusqu'à faire "un complexe de fainéantise" (selon sa propre expression), qui l'empêche par exemple, d'aller au bout d'un livre s'il n'a pas un rapport direct avec ses activités ! Comme si la "vocation" ne pouvait souffrir aucun dérivatif ! Il voudrait faire tant de choses : "Je me répète souvent ce proverbe italien : fatto tutti, fatto niente; à faire tout, on ne fait rien ! J'ai tendance à trop aimer trop vite trop de choses en même temps ! J'ai "un coeur d'artichaut", comme disait ma grand-mère !... Moi, je crois, comme Robert Hossein, qui a beaucoup compté pour moi et pour qui j'ai énormément d'affection, qu'il ne faut pas courir deux lièvres à la fois, mais cent, pour arriver à en attraper un seul !... "Et c'est ainsi que Jacques le Rêveur, essaie de faire bon ménage avec Jacques le Faiseur, en alternant contemplation et action : une recette comme une autre pour tenter d'être soi, en pactisant avec ses contradictions ? !... : "En fait ce qui me permet de tout gérer, c'est que je délègue énormément ! A partir du moment où j'aime bien quelqu'un, je lui fais entièrement confiance, même parfois trop !... Je ne sais plus qui a dit : "Mon talent c'est d'en trouver aux autres"... J'aime responsabiliser les gens, ça leur donne envie de s'impliquer !" N'allez pourtant pas croire qu'il en profite pour prendre du bon temps.
Que nenni ! A le voir vivre, Jacques Weber a tout d'un ascète ! : "A Nice, je ne vais jamais sur le bord de mer, ça m'emm... ! En fait je sors rarement du théâtre.'"" Là, il passe ses matinées à donner une quarantaine de coups de fil; le reste de la journée, il répète, reçoit et dicte !!! : "J'adore m'entendre dicter ce que j'ai à écrire ! Ma secrétaire est maintenant très habituée à ce genre de travail...". En effet, elle n'est plus surprise de le voir, brusquement s'interrompre et se mettre à rêver pendant dix minutes ! Simone attend, son crayon en suspens. Elle sait que cela va venir, qu'il va "revenir" !... Ses journées consciencieuses sont toutefois ponctuées de pauses-café : "J'adore le café; je n'arrête pas d'en boire, et c'est encore pire, si je travaille à une table ! Là, j'alterne avec des tablettes de chocolat ! C'est mon problème. C'est d'ailleurs ce qui m'oblige à faire du sport et à arrêter de boire pendant plusieurs mois !" Il n'exagère pas ! D'ailleurs, en caféinomane patenté, il a fait installer des machines à expresso, partout, dans sa loge, dans son bureau, (dans sa chambre ? !). Pourtant cet abus de caféine et de cacao ne semble pas avoir d'effets sur lui, à le voir si calme, drapé dans une élégance féline et décontractée, qui affiche sans ostentation une nonchalance et un humour surprenants : "C'est peut-être que je suis un grand mou qui, même avec dix tonnes de café, demeure un grand mou !" Quand il ne travaille pas (ce qui lui arrive rarement !), il file en Bretagne, où il peut respirer un bon coup, reprendre son souffle, se charger de solitude ("qui est à l'esprit ce que la diète est au corps !"), pour mieux répartir dans son marathon parsemé de défis à relever et d'espoirs à réaliser ! Il aime particulièrement s'y balader, tôt le matin ou tard le soir, loin des regards curieux et importuns. Là, il peut totalement donner libre cours à sa nature sauvage, et il n'hésite pas à rester terré dans sa "piaule" à bouquiner dès que les vacanciers montrent le bout de leur nez !
Ses moments de loisirs, il les partage aussi avec sa femme et ses trois enfants, âgés de 8, 6 et 3 ans et demi. Mais c'est là un domaine réservé dont il refuse catégoriquement d'entrouvrir les grilles !
Même pudeur, même discrétion relatives à sa participation ou à son engagement dans des actions humanitaires et politiques... Il apprécie le cinéma du dimanche soir : "Après j'adore aller prendre un café (pour changer !) au bistrot du coin, pour en parler. Si c'était mauvais, je suis d'une humeur massacrante !". Au théâtre, il y va quand il ne joue pas lui-même : "Aller au théâtre, c'est comme aller à la corrida : il faut juste accepter de s'y emm..., en attendant le bon moment !..." Ses goûts sont très éclectiques. D'ailleurs, il a fait part à Michel Galabru - avec lequel il tourne en ce moment - , de son désir d'aller voir ce dernier dans M. Amédée. Et brusquement, Weber, superbe Dom Juan, émouvant Alceste, époustouflant Cyrano, se métamorphose en Michel Galabru. Là, imitant à merveille, sa faconde irrésistible, il rapporte, ce qu'il lui répondit : "Non, vous n'allez pas voir ça, c'est pas pour vous : M. Amédée, c'est une pièce de boulevard ! " Et Weber, reprenant sa voix, d'ajouter : "Galabru a tort ! Je trouve que c'est un magnifique comédien. C'est un phénomène, et j'ai vraiment envie d'aller le voir dans cette pièce !" Il regarde également dé temps en temps la télévision. Il apprécie Océaniques, et parle avec émotion du 7/7' de l'Abbé Pierre, de l"extraordinaire culture de ce dernier, de sa simplicité, et de la façon dont il décrit la misère et l'inéluctable : "L'écouter me fait du bien... Il donne envie d'être meilleur !" Quand il ne peut les voir, il fait enregistrer les matchs de foot (il ne sait toujours pas programmer son magnétoscope !).
Cet homme passionné, attentif aux battements de coeur du monde et des hommes, sombre et romantique, aime aussi faire la fête : "C'est par bourrasques, mais quand ça me prend, je suis plutôt un fort tempérament !"
Pourtant ne vous attendez pas à le voir dans les boîtes de nuit à la mode : "Je ne supporte pas. C'est horrible, tous ces gens qui exhibent leur fric : ça pue la vulgarité !!!" La journée s'achève. L'heure de la séparation approche et semble propice aux dernières confidences : "Finalement, je suis beaucoup plus près de Philinte que d'Alceste ! Il est mystérieux et pudique... Peut-être, est-ce par manque de confiance qu'il a choisi de "s'arranger" ! C'est terrible ce que je dis. C'est un aveu, mais je n'en ai pas honte, parce que 99,9 % des gens s'arrangent... L'important, c'est de tenter d'être soi-même, totalement, toujours... Ça c'est le point de départ. Le tout c'est d'arriver !" Il confesse encore, cet homme pétri de paradoxes, que parfois, il voudrait avoir la force de pouvoir rester dans un lieu unique, solitaire et retranché, avec sa femme et ses enfants, pour ne passer ses journées qu'à écrire, sans avoir à paraître et à jouer la comédie : "Retrouver cette pulsion sublime qu'un jour a eue Proust, ce déclenchement soudain qui a guidé sa main et lui a fait écrire des merveilles. Destin... !" La voiture s'arrête : nous sommes arrivés. Jacques Weber me dit seulement, en guise d'au revoir : "J'espère que de tous mes rêves, il restera une petite trace de moi... et que mes enfants garderont un bon souvenir de leur père !..." Son regard se perle de larmes, voilées pudiquement par un sourire d'une infinie tendresse ! Ainsi, il referme les portes sur son jardin secret, laissant derrière lui un doux parfum, qui me fait penser - allez donc savoir pourquoi ! - à cette merveilleuse phrase que Gérard Philipe inspira à Claude Roy : "Il fut un homme avant d'être un comédien, pour que le comédien fût un grand comédien !"